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Une part d'ombre



Nous avons ralenti. Je vous l'accorde, la marche ne nous fait pas avancer très vite. Et ralentir, pour vous qui vivez à un rythme effréné, pourrait ressembler à un coup d'arrêt. Pas encore. En fait il fallait ralentir. On a rendez vous le 30 novembre pour commencer nôtre première expérience en woofing. Cela n'a pas été facile de trouver des hôtes. La plupart ferment leur portes durant l'hiver et les autres sont réticents à recevoir un chien. Mais finalement on a trouvé. A l'heure où je vous écris, nous rejoignons Olga et sa famille demain. Chiens, chèvres, vaches, poules, dindes et même des enfants… mais cela on vous le racontera plus tard. Tout ça pour dire qu'une échéance posée sur notre calendrier et tout devient différent. Après un bref calcul la distance qui restait à parcourir était insignifiante (180km, pour donner une échelle). Soit 10 jours de marche alors que 21 jours nous séparaient de l'échéance. Donc oui, nous avons ralenti. Plus exactement, notre temps de marche au quotidien s'est réduit et nous posons nos affaires plus souvent et plus longtemps. Ainsi s'installent une sorte de léthargie et une envie d'en finir, vite.


Autre problème dans l'équation, c'est la restriction en heure de soleil. Le froid passe encore tant qu'on est en mouvement ou à l'abri. Mais les journées courtes  je n'avais pas anticipé combien cela pouvait impacter notre quotidien. Hors de question de marcher durant la nuit pour deux raisons. Tout d'abord les passages sur les routes deviennent trop dangeureux et puis pour installer notre campement il nous faut de la lumière et un sol sec si on veut continuer à garder un minimum de confort. Une fois installées il est environ 17h30, la nuit est tombée et le temps s'étire avec le froid et l'obscurité est de plus en plus présent. Ainsi s’impose le rituel du feu de camp. C'est devenu un jeu. Un classement des différentes essences d'arbres avec comme catégorie, leur pouvoir calorifique, le rendement, la toxicité des fumées et les odeurs. On se diverti avec peu de choses. Même avec nos soirées animées, au bout de trois semaines le moral se consume à petit feu (bois d'olivier légèrement humide). Voilà comment nous avons décidé de nous tenir tranquilles pour l'hiver. Nous avons une limite dans cette aventure de marcheuses. Hasard ou destin provoqué, nous allons pouvoir nous mettre à l'abri au Monténégro à fabriquer du fromage de chèvre. Et nous pourrons mieux repartir au printemps.



Pour autant nos dernières étapes n'étaient pas remplies d'amertume, bien au contraire. Nous sommes passées dans des coins paradisiaques. D'autant plus idylliques qu'il n'y avait personne. Sauf nous, au mois de novembre en short et tee-shirt. Nous voulions continuer à l'intérieur des terres ce qui nous aurait permis de traverser une partie de la Bosnie mais la météo nous a détournées vers la mer et donc vers le territoire croate. La Croatie possède une enclave sur les terres bosniaque. Il reste à la Bosnie un accès à la mer qui s'étend sur 20km. Tout comme la Slovénie. Encore un découpage territorial subjectif et insensé. La question de la guerre au fur et à mesure que l'on descend vers le sud apparaît par des petits détails. Tout d'abord cette incohérence géographique, puis des fresques et les statues des héroïques patriotes apparaissent de façon plus nombreuses. À Dubrovnik, le souvenir de la guerre se traduit par un business. Expositions photos, obus, traces de bombardement, tout se visite et un rien rapporte quelques kunas. Mais ce qui nous a le plus interpellé concernant ce sujet, c'est encore une rencontre empreinte de magie et de tragédie. 



C'était un matin où nous partions la fleur aux semelles. Généralement après une heure de marche on se pose pour déjeuner, si possible dans un bar pour consommer un café et observer la vie lassive des croates. À l'affût d'une terrasse et titillées par la faim, nous commençons à rire de tout et de rien avec des voix assez fortes. Devant nous une femme se retourne à plusieurs reprises avec un grand sourire. Finalement elle fait demi tour avec l'élégance naturelle d'une croate et vient à notre rencontre. Elle vit à Paris et parle très bien le francais. Jusque là c’était limpide. Elle est née en Bosnie, son père était serbe, sa mère macédonienne et a hérité d'une maison dans le village. Là j'étais perdue. Sur cette introduction géographique, elle nous invite à prendre le café chez elle. Pendant que nous déjeunions elle racontait son parcours incroyable. Son mari était journaliste, elle, était militaire, capitaine dans l'armée bosniaque. Avec leur deux enfants, ils tentent comme ils peuvent de survivre dans ce destin devenu incontrôlable. Son mari couvrait l’actualité sur les fronts et se retrouve blessé. Il restera plusieurs mois à l'hôpital jusqu'à que sa nièce, l'équivalent bosniaque d'Anne Franck, soit reçue par F.Mitterand. Touché par son histoire, iI lui propose son aide. Elle demande que son oncle soit rapatrié en France avec ses deux enfants. C'est ainsi qu'ils quittent le pays mais elle, reste en Croatie. Elle vivrai 8 ans sans eux. Quand la guerre se termine, elle rejoint enfin sa famille à Paris. Elle commençait une nouvelle vie, une deuxième bataille. Après la survie, la vie. Et même si c'était celle d'une immigrée à Paris, tout lui paraissait facile et formidable. Elle racontait son histoire avec  beaucoup de sensibilité. Notre déjeuner était sans saveur à côté des émotions qu'elle nous a fait vivre ce matin là. Tantôt un sourire, tantôt des larmes, parfois le visage fermé, elle cherche ses mots. Elle avait sa vérité sur ce conflit, son parti pris. Comme toute les personnes ici. Nous, avec le mélange de ce que l'on sait, de ce que l'on a vécu, vu et entendu depuis que nous sommes parties, notre seule vérité c'est l'humilité et la discrétion. Pour l'anecdote et pour arrêter de se prendre au sérieux, nous faisons face à deux réactions différentes en fonction des générations lorsque l'on se présente. Les moins de 30 ans nous détestent car ils ont perdu la coupe du monde et les plus de trente nous adorent car Mitterrand a soutenu le peuple croate.



Dans la continuité de la légèreté,  Khali nous a encore réservé une péripétie dont lui seul a le secret. Nous marchions au bord de mer sur une promenade aménagée. Coincés entre les hôtels cinq étoiles et la plage. C'était deux heures après notre départ de Makarska. Cela faisait une semaine que l'on s'était arrêtées donc Khali était particulièrement content. Excité par la balade, Laura commence a jouer avec lui. Il se sent pousser des ailes, saute, aboie, tourne sur lui même et puis là, avec un peu d'élan il bondit sur un muret. Sauf que la pierre est lisse et légèrement mouillée. Ce que je retiens de cette scène qui s'est déroulée en une fraction de seconde, c'est le bruit de ses griffes qui glissent sur la pierre, la disparition soudaine du chien et un plouf. Derrière le muret il y a une hauteur de 2.5m environ et heureusement une piscine, pleine. Inquiétude, peur, soulagement, rires, tout y est passé en 1mn. En plus d'être pleine, la piscine est recouverte d'une bâche, ce qui a permis a Khali de ressortir de l'eau sans trop de difficulté pour nous rejoindre un peu plus loin. Ouf. De tous les facteurs à gérer dans notre périple, Khali nous donne le plus de difficultés. Il est très robuste et très courageux. Mais il nous cumule des petits aléas de santé. Il y a eu une conjonctivite persistante avec visite chez le véto. Une réaction allergique au contact d'une plante encore inconnue à ce jour, manifestée par des plaques d'urticaire sur toutes les surfaces visibles de sa peau. Et aussi la crise. Crampe ou épilepsie on ne sait toujours pas. Son regard manifestait l’angoisse et le désarroi (nous subissions les mêmes émotions), l’arrière train bloqué, il lui était impossible de se relever ou de tenir sur ses pattes. Et puis c'est passé tout seul. On ne laisse rien au hasard en ce qui concerne son bien être, mais parfois on a l'impression de ne plus être à la hauteur ou d'être trop exigeantes. Heureusement l'issue est toujours favorable et nous continuons d'avancer avec une expérience en plus dans la poche, renforcée de vigilance. Que les sceptiques se rassurent, nous ne ferons rien en conscience qui aille contre son bien être. Concernant mes angoisses et mon bien être c'est différent. Je dois faire face régulièrement à ma peur primale des serpents. Il y en a beaucoup dans la région. Remarquable et très désagréable.



Parfois les paysages sont aussi remarquables. Nous avons traversé une plaine fertile où les orangers et les choux se côtoient. C'est assez rare pour être souligné car depuis que nous avons rejoins la mer, les paysages sont sensiblement les mêmes. On ne se lasse pas de la mer, mais le maquis méditerranéen, les pierres et les oliviers, oui. Et là c'était l'oasis au milieu du désert. Juste avant de passer la frontière en Bosnie. C'était magnifique de dépaysement. En prenant un peu de hauteur, c'était presque vertigineux de voir cette verdure organisée, encerclée de montagnes arides et bordée par la mer. Le passage en Bosnie fût lui aussi remarquable. Un autre oasis au milieu du désert si on fait l'analogie avec la pluie. Jusque-là nous avons toujours réussi à passer à travers les gouttes. En fait, elles nous attendaient à la frontière. Passée de 50m, un orage méditerranéen nous est tombé dessus. L'image est faible. Ainsi l'étanchéité du matériel a été mis à l'épreuve. Résultat mitigé et sensation d'humidité intense. Encore une fois on s'en sort assez bien puisque le soir nous dormons chez l'habitant à Neum où nous avons pu tout faire sécher et surtout laisser passer le reste des orages. Quelques jours en Bosnie dans cette exception territoriale avec des caractères particuliers. La sympathie est assez rare. Le béton prolifère pour accueillir un maximum de touriste au mètre carré, vous l'aurez compris ce n'est pas notre meilleur expérience. Mais nous ne tirons aucune généralité. Nous ne pouvons pas nous le permettre, vu le contexte particulier de cette région. Nous marchons jusqu'à Dubrovnik. On y passe une semaine. On sait que ça y est, la marche pour 2018 c'est fini. En effet la route pour passer la frontière monténégrine est dangeureuse, pas d'alternative de chemin qui sent “bon la noisette” et la météo se dégrade. Nous avons trouvé une solution motorisée pour nous rendre au Monténégro où une nouvelle aventure commence. On y retrouve les euros, mais on change d'alphabet. On y retrouve la langue croate mais avec un mélange de langue serbe et Monténégrine, à ne pas confondre.


On a certes ralenti, mais tous ces changements donnent parfois le tourni...



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Commentaires: 5
  • #1

    Denise moenne loccoz (mercredi, 26 décembre 2018 22:16)

    Ce récit est captivant,émouvant et d’une grande sensibilité � vs êtes ��même si vs faites parfois les � on vs aime !

  • #2

    nicole delsante (samedi, 05 janvier 2019 18:48)

    Merci les filles de nous faire rêver dans nos canapés, même si la dure réalité vous rattrape parfois, vous sortirez grandies et enrichies de tout cela. Je vous souhaite le meilleur pour 2019. Bisous

  • #3

    Marilyn (lundi, 14 janvier 2019 12:25)

    Un grand merci pour le récit de vos aventures.
    Notre exposition au CDI s'étoffe.
    Excellente nouvelle année

  • #4

    coco et bibi (lundi, 14 janvier 2019 18:38)

    c'est toujours un grand plaisir de vous lire et de suivre vos aventures.
    on vous aime très fort.gros gros bisous à vous trois.

  • #5

    Monier Cathy (Rey) (mardi, 26 février 2019 14:07)

    Super lecture, heureuse de pouvoir vous suivre. Bravo les filles, je vous admire.